L'INSTALLATION DES MONIALES
Après ce
court séjour à Rodez, nos voyageurs prirent le chemin d'Espalion. A leur
arrivée, les religieuses se trouvèrent entourées d'une foule de femmes
et d'enfants. "Pour entreprendre une telle oeuvre vous devez avoir de
grandes ressources", fit une dame. "Trois francs, c'est tout ce qui nous
reste", répond la soeur économe. Elle ne pensait pas que le père
Emmanuel avait encore dans son porte-monnaie 18 F et 75 centimes. Avec
cela on était riche! "Au moins, reprend la dame, avez-vous des vivres?"
La soeur montra le sac des provisions complètement vide. Une telle
pauvreté tira des larmes aux yeux. La bonne dame courut aussitôt chez le
boulanger et fit remplir un sac de pain! Le brave curé d'Espalion, M.
Brévier, est présent et donne une croix avec deux chandeliers garnis de
leurs cierges. L'heure avançant, il fallut songer au départ.
"Nous nous plaçâmes sur deux voitures où nous étions si bien entassées, qu'il nous était
impossible de faire un mouvement. Après une heure de supplice, que toutefois notre gaieté sut
adoucir, les voitures s'arrêtèrent au chemin de traverse qui conduit à Bonneval..."
Les soeurs descendent de voiture et l'orage se déchaîne.
La vallée de Bonneval
Une ruine ouverte à tout vent...
"Sans parapluies, et chargées de
bagages, nous nous engageâmes bravement dans un sentier rocailleux. "Au
bout de quelque temps, on arrive à un petit plateau appelé aujourd'hui
Saint Benoît. Bonneval ! Bonneval !" Nous pûmes apercevoir les tours en
ruines de l'abbaye". Minute solennelle inoubliable! Une émotion intense
gagne tous les coeurs. "Nous nous arrêtâmes, racontait plus tard le père
Emmanuel, je fis mettre tout le monde à genoux et l'on récita trois Ave
Maria pour saluer Notre Dame de Bonneval." Une grande croix plantée en
ce lieu, par les soins du père aumônier, rappellera ce souvenir aux
générations futures. On se remet en marche. Enfin, après vingt minutes
d'une descente difficile, la petite colonie débouche en face des ruines grandioses de l'abbaye.
Les coeurs tressaillent de joie, les visages sont radieux. Entre les
pavillons d'entrée, on contemple
la Madone de pierre qui, demeurée dans sa niche à travers les siècles,
semble ne pas avoir cessé d'attendre ses enfants. "La vue des ruines grandioses
qu'elles avaient devant elles fit oublier un instant aux voyageuses que leurs vêtements étaient
mouillés..." Mais la pluie continue à tomber. Il faut songer à se mettre à l'abri.
On se dirige alors à travers une boue épaisse vers la ferme qui va être,
pendant une décennie, le monastère provisoire. Trois marches de pierres
mal jointes y donnent accès. On franchit le seuil et l'on se trouve dans
la pièce principale, une vieille cuisine toute enfumée. Un coup d'oeil
suffit pour en faire apprécier le confortable. Quelques meubles
vermoulus, une table boiteuse reposant sur un pavé inégal et humide,
deux ou trois vieux lits en bois garnis seulement de paille, le tout
dans un état repoussant de désordre et de malpropreté. À cette vue, Mère
Agnès, dont la sensibilité domine un instant le courage, ne peut
s'empêcher d'exhaler une plainte: "Est-il possible que le bon père
Emmanuel nous conduise ici?" Mais elle se ravise bien vite, ainsi que
les autres soeurs, très impressionnables, qui étaient tentées tout
d'abord de l'imiter. Ne sont-elles pas les épouses d'un Dieu né dans une
étable?... Le courage renaît... Tout le monde accepte généreusement les
premières épreuves. On cherche à mettre un peu d'ordre et de propreté
dans la cuisine. La paille des lits passe aux écuries, les planches sont
exposées dehors à la pluie, le pavé est frotté vigoureusement avec un
balai. Nos soeurs font ensuite la visite de l'unique chambre située
au-dessus. C'est aussi un vrai taudis... Les fenêtres sont à peu près
dépourvues de vitres. Enfin, pour compléter le délabrement, la toiture
percée au sommet laisse entrer librement la pluie et le vent... On
décide alors de prendre le repos dans le grenier à foin... Tous les
estomacs désirent une petite collation. Une vieille marmite compose
toute la batterie de cuisine. Elle est mise aussitôt sur le feu. Le
repas prêt, il manque des assiettes. On recueille un semblant de
vaisselle... La soupe est fumante, le pain bien trempé. "Mais", dit
l'annaliste, la future soeur Joséphine, "nous ne connaissions pas encore
toutes les qualités de notre précieuse marmite. Nous apprîmes à
l'estimer lorsque nous nous aperçûmes qu'elle avait la propriété de
saler d'elle-même les aliments et de leur donner une saveur particulière
accommodant à merveille ceux des convives qui avaient un goût prononcé
pour la mortification..."
"Après ces frugales agapes, la petite Communauté
s'introduisit dans l'oratoire improvisé par le père Emmanuel, récita
l'office de Complies et chanta le Salve Regina. L'émotion étreignait les
coeurs et plus d'une paupière se mouilla de larmes. On sentait que
quelque chose de grand s'accomplissait. C'était la reprise de la louange
divine interrompue en ces lieux depuis 84 ans. On disait les mêmes
psaumes dont les moines avaient fait retentir la vallée pendant 6
siècles".
Les soeurs partent se coucher dans le grenier à foin." Chacune des soeurs
se mit en devoir de se faire une couchette; mais cela ne se fit pas sans que quelques éclats de
rire vinssent animer la scène... Quand on se fut accommodé de son mieux, on éteignit la lanterne,
car en la laissant allumée on craignait de provoquer un incendie, et l'on chercha à dormir. Mais
la pluie qui tombait à torrents retardait la venue du sommeil. La pluie fit plus que se faire entendre,
elle arrosa aussi quelques soeurs, qui, peu soucieuses de cette aspersion, se hâtèrent de chercher
une place plus sûre. Mais alors, l'hilarité fut à son comble; les promeneuses se perdirent dans
l'obscurité et allèrent trébucher de tous côtés..."!
Démarrage rapide de la fondation et premiers recrutements
Les recontructrices au travail. A gauche, en blanc, une novice.
Très vite la vie régulière s'organisa. Père Emmanuel, infatigable, quêtait et se
prêtait à tous les métiers, aidé de frère Amé. Le 8 décembre 1875 eut
lieu la première prise d'habit, celle de la postulante qui avait bien
voulu suivre ses soeurs et partager leur genre de vie. Elle attendait
avec impatience, nous dit l'annaliste, le jour où elle pourrait revêtir
les blanches livrées de Cîteaux. En la fête de l'Immaculée Conception,
Mgr Bourret, étant empêché au dernier moment, délégua M. Brévier, curé
d'Espalion. Celui ci amena avec lui M. Mayran, M. le sous-préfet et
plusieurs ecclésiastiques. Nombre de fidèles des environs se joignirent
à eux. "Le petit oratoire ne pouvant suffire en la circonstance, ce fut
dans le dortoir débarrassé de son mobilier que se déroulèrent les
cérémonies si touchantes de la vêture. La postulante parait une dernière
fois avec les atours du siècle. C'est à tous points de vue une personne
d'une rare distinction. Un frisson d'étonnement parcourt l'assistance.
Comment avec de tels avantages dire adieu au monde pour embrasser une
vie si austère? D'aucuns n'en reviennent pas, entre autres le bon
sous-préfet. Cependant, l'archiprêtre commence la messe... Les soeurs
chantent avec entrain... Après l'Évangile, le célébrant se tourne vers
la postulante et, dans un langage tout apostolique, fait briller à ses
yeux les avantages de la vie religieuse. En finissant, il lui présente
le crucifix et la recommande à la Mère prieure. Soeur Joséphine (c'est
ainsi qu'elle s'appellera désormais) donne alors le baiser de paix à ses
compagnes et s'agenouille aux pieds de la supérieure qui lui coupe les
cheveux. Puis elle se retire dans un lieu séparé pour y revêtir le
costume blanc de l'Ordre cistercien. Elle reparaît bientôt, toute
transformée, avec un visage rayonnant d'une joie céleste. Enfin, une
couronne de roses est posée sur sa tête au chant du Sponsa Christi et la
cérémonie se termine par un Te Deum solennel. Tout le monde partage
l'allégresse de la pieuse novice, mais plus particulièrement le père
Emmanuel qui se plaît à l'appeler sa première pierre de fondation!"
Anciennes cuisines
| La fête terminée, nos soeurs se remettent allégrement à l'oeuvre sous la
direction de leur aumônier si dévoué. La vie est pénible, mais on sait
pour Qui l'on se dépense, et rien n'est capable de ralentir l'élan de la
ferveur, pas même les gros rhumes qui pendant quelque temps déchirèrent
les poitrines peu habituées au rude climat du pays... Puis, on arriva au
printemps. Le renouveau de la nature invitait à la joie et à
l'espérance. L'âme élevée et poétique de saveur Joséphine trouva pour
rendre ses sentiments des expressions élégantes et suaves: "L'Hiver est
passé avec ses neiges et ses glaces", écrivait-elle dans ses annales,
"notre petite vallée s'est revêtue de sa gracieuse parure de printemps;
les genêts sont en fleur, les prés ont reverdi; la petite et aimable
pâquerette émaille nos pelouses et l'humble violette embaume les champs.
Les cimes de nos montagnes ne sont plus dépouillées; les châtaigniers
commencent à se couvrir de leur beau feuillage. Nos ruines, toujours
garnies de leurs longues guirlandes de lierre, sont de plus ornées de
petites plantes vivaces qui prennent naissance dans les crevasses des
vieux murs. Le rossignol a reparu dans nos bocages et lorsqu'au lever de
l'aurore nous terminons nos chants, il commence les siens. Ô chère
solitude! Comme ici tout parle de Dieu ! Il n'est pas jusqu'au brin
d'herbe, jusqu'à la goutte de rosée qui ne nous arrache un soupir
d'amour et de reconnaissance pour l'auteur des merveilles de la
création."
Au mois de
juin 1877 eut lieu la première visite régulière, celle de Dom Timothée,
abbé de la Grande Trappe. Il fut réjoui de trouver une communauté
fervente composée de 22 religieuses, 9 choristes et 13 converses. Elles
seront 33 en 1879; en novembre 1883, 58 personnes réparties à peu près
également entre choristes et converses; en 1891, elles seront 70. Le 16
mai 1876, on abandonne le réduit adjacent à la cuisine, pour une
nouvelle chapelle, salle voûtée au rez de chaussée de la grande tour. Le
14 août 1876, un événement important a lieu. "Après avoir pris congé des
voisins et des amis accourus pour les voir une dernière fois, les
religieuses entrent en clôture. Désormais, elles ne seront en spectacle
qu'à Dieu et à ses anges: le père Emmanuel a fait l'indispensable pour
leur procurer cet avantage." Le 15 août, jour de l'Assomption, fête
patronale des cisterciens, une cloche achetée avec quelques deniers
gagnés par les soeurs est bénie par Dom Gabriel. Elle sonne à toute
volée les offices de la nuit et du jour. La restauration se poursuit à
l'hôtellerie où l'on recevra désormais les visiteurs.
Le 2 novembre, jour anniversaire de l'exode, l'invitation du père Emmanuel à
bénir la divine Providence trouve facilement le chemin des coeurs. "Que
de secours inespérés n'a-t-on pas reçus! De quelles délicates attentions
n'a-t-on pas été l'objet?" Mais il y a plus. Des postulantes sont venues
augmenter le personnel. Le 29 novembre, deux d'entre elles revêtent
l'habit de novice, en présence de M. le chanoine Touzery délégué par Mgr
Bourret. Une cérémonie plus solennelle a lieu le 15 décembre 1876, jour
octave de l'Immaculée Conception. Soeur Joséphine, ayant terminé son
noviciat, émet ses voeux de religion, et quatre jeunes filles obtiennent
de revêtir les livrées de Cîteaux et de commencer leur probation...
"Ainsi, à
la fin de la première année, la Communauté est déjà en voie de
prospérité; chère à Dieu et aux hommes de bien, elle peut regarder
l'avenir sans crainte et se livrer même à de grandes espérances".
Au commencement de l'année 1877, une belle statue de saint Joseph donnée
par M. Rieu, maire d'Espalion, fut portée en procession à travers les
ruines au chant des hymnes et des cantiques, comme on l'avait fait le 15
août pour celle de la Sainte Vierge. Par cet acte, saint Joseph sera promu
protecteur spécial de la communauté.
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