Histoire de l'Abbaye

LA RENAISSANCE DE BONNEVAL



Dom Emmanuel
Dom Emmanuel
Bernex


Des moniales cisterciennes en surnombre dans leur abbaye...

Les moniales de Maubec (Drôme, monastère aujourd'hui transféré à Blauvac, Vaucluse) cherchaient à faire une fondation pour alléger leur nombre. Après quelques recherches, elles apprennent qu'une possibilité s'offre en Aveyron. Aussitôt la Mère prieure, chargée d'une lettre d'obédience de l'évêque de Valence, part avec sa secrétaire ; conduites toutes deux par le R.P. Emmanuel, de l'abbaye d'Aiguebelle dont dépend Maubec, au zèle et à l'endurance légendaires, elles partent sur-le-champ.

Le voyage ne se fit pas sans incidents, selon le récit du père Emmanuel. "Il fallut d'abord se rendre à Rodez pour soumettre le projet à l'Ordinaire du lieu. Or, on voulait absolument s'y trouver le 8 septembre afin de mettre de la partie la Sainte Vierge dont l'Église célèbre en ce jour la Nativité. De là, une hâte fiévreuse qui devait se heurter à plus d'un inconvénient. La veille, à 11 heures du soir, nos trois voyageurs sont à Mende auprès de l'antique diligence qui part pour Rodez. Le conducteur très bourru leur crie qu'il a déjà trop de monde... Bah! le père Emmanuel en a vu bien d'autres! 'Écoutez, mon ami, dit-il à l'homme, il nous faut être demain à Rodez à tout prix. Voyons, ne pourriez-vous pas trouver une place à l'intérieur en faisant serrer un peu les gens?' Le conducteur se radoucit, les voyageurs qui sont déjà montés en voiture, veulent bien se prêter aux circonstances et la Mère prieure est installée. 'Merci, mon ami, dit le père, mais nous sommes encore 2!' 'Encore 2, grommelle le conducteur... impossible'... Pourtant, chacun se case comme il peut sans souffler mot et le signal du départ est donné". Bien d'autres obstacles devaient se présenter.

Les ruines du monastère

"Après une nuit sans sommeil, nos voyageurs arrivent à Rodez, brisés de fatigue. Néanmoins, le père Emmanuel persiste à vouloir traiter l'affaire le jour même. De l'hôtel, il court à la cathédrale voir à quelle heure il pourra célébrer la messe, puis à l'évêché solliciter une audience pour la journée. L'évêque était au grand séminaire. Le bon père ne se déconcerte pas. Il se rend au séminaire et obtient ce qu'il désire. Rassuré de ce côté, il rentre à l'hôtel pour emmener les soeurs à la cathédrale. Elles étaient en train de se préparer une tasse de café à l'aide d'une lampe à alcool. C'était bien du café qu'il s'agissait! 'Et la messe?' fait le père. 'Oh ! nous sommes trop fatiguées.' 'Allons, allons, du courage, mes bonne mères; nous avons besoin pour notre entreprise du secours de Notre Seigneur, de la Sainte Vierge et de saint Joseph. Venez d'abord assister au Saint Sacrifice et communier; on pensera ensuite aux nécessités du corps'. Ainsi dit, ainsi fait."
Puis a lieu l'entretien avec le prélat qui annonce une impossibilité pour la propriété offerte. Quel désappointement! Mais la divine Providence veillait et voulut que Mgr Bourret pensât aux ruines de Bonneval, "si belles au point de vue archéologique, si touchantes par les souvenirs qui s'y rattachaient. En la visitant dès le début de son épiscopat, l'éminent prélat s'était dit qu'il ne mourrait pas sans avoir vu le monastère se relever". Il les engagea à faire une visite à cette antique abbaye de leur ordre. L'archiprêtre d'Espalion, M. Brévier "fut invité, par l'évêque à venir voir les religieux et à leur donner les indications nécessaires pour la visite projetée"...
"Le soir même le père Emmanuel et les deux soeurs étaient à Espalion et pouvaient contempler à loisir, avec la ravissante vallée du Lot, les ruines pittoresques du château de Calmont d'Olt où était né le preux Guillaume, fondateur de l'Abbaye".
"Le lendemain, de bonne heure, ils se mettaient en devoir d'exécuter leur dessein. Après avoir suivi pendant une heure environ, la route qui monte à Laguiole, nos religieux se trouvaient en vue du château de Masse, sorte de donjon carré, crénelé et flanqué de quatre tourelles rondes en encorbellement..."

L'entrée de l'abbaye à l'époque de la refondation
L'entrée de l'abbaye à l'époque de la refondation


"Ils s'engagent par degrés dans la gorge sauvage et abrupte au fond de laquelle mugit le torrent appelé Boralde. Enfin, les ruines apparaissent à leurs regards. Elles couronnent une plate forme d'environ 400 pieds de long... L'enceinte de la vieille Abbaye est formée de hautes et fortes murailles garnies de tours... Un vaste marronnier ombrage une petite croix de fer et la grande entrée du monastère qui regarde le sud. Deux pavillons encore debout s'élèvent de chaque côté du portail et communiquent entre eux par une terrasse. Au dessus, dans une niche en maçonnerie, on voit une Madone de pierre, oeuvre grossière du Moyen Age, sans valeur artistique (sic), mais bien précieuse par les souvenirs qu'elle évoque. Que de fois les moines d'antan ont dû la saluer! Nos visiteurs la saluent aussi non sans émotion."

Puis se déroule la visite des bâtiments conventuels. Quel triste spectacle! Les bâtiments sont en ruine. Le cloître n'existe plus. L'église est à ciel ouvert ! Le père Emmanuel et les soeurs qui l'accompagnent sont émus à ce spectacle. "La vue du présent et le souvenir du passé font naître en leurs esprits de graves réflexions. Enfin, ils forment le dessein de rendre ces lieux à la prière. Sans doute, il y aura de grandes difficultés, mais, Dieu aidant, on les surmontera."

Le rachat de l'abbaye

De retour à Rodez, ils s'empressent d'annoncer à Mgr Bourret qu'ils acceptent de restaurer Bonneval. "L'évêque ravi prit dès lors le projet sous sa haute protection et sut y intéresser l'homme de grand sens et de bien qu'était le sénateur Mayran, de vénérée mémoire. Celui-ci s'aboucha sans retard avec le propriétaire pour débattre de l'achat des ruines et du domaine. Après bien des pourparlers, le propriétaire consentit à les céder pour 40 000 F. C'était une somme énorme... La Mère prieure jugeait qu'il fallait renoncer à cette acquisition".

Le Père Emmanuel reçut le zèle et le courage nécessaires pour triompher des obstacles. Il mit Mgr Bourret au courant de la situation financière des soeurs et le conjura de leur venir en aide dans leur projet. "N'y allait-il pas de l'honneur de la religion et du bien des âmes? Créer un centre nouveau de prière et de pénitence, quoi de plus digne du zèle d'un évêque?"... Il parle avec tant de conviction que Mgr Bourret s'engage à verser 30000 francs. "Ce sera votre gloire" s'écria le religieux d'un ton enthousiaste et prophétique. Le sénateur Mayran, sollicité lui aussi, assura le religieux de son concours dévoué. "Dans la suite, une étroite amitié unira pour le bien ces deux hommes au grand coeur et aux vastes pensées. Par un soir pluvieux d'octobre, ils se rendent à Bonneval avec un notaire.

On croit que l'affaire ira sans difficulté, le propriétaire ayant déjà donné plusieurs fois sa parole. Mais celui-ci ne veut pas s'en souvenir. Désire-t-il l'exploiter? Sans doute. Enfin, le propriétaire consent et l'acte de vente est dressé. Mais quand il faut le signer, c'est une autre affaire. Le rusé paysan demande de nouvelles concessions. On cède, mais deux autres fois on se heurte au même refus obstiné. C'est la fermière et épouse du propriétaire qui saura faire céder son mari. 'Veux-tu donc signer bien vite! Que veux tu faire de ces ruines?' Chose extraordinaire! Le propriétaire obéit comme un enfant et signe sans mot dire. La cause de Dieu était définitivement gagnée"... 

Préparatifs pour la refondation

Ancienne clé de voûte de l'église
Ancienne clé de voûte de l'église (XVe s.)


"Tressaille de joie, vieux moutier! L'abomination de la désolation va cesser pour toi. Les mérites de tes anciens habitants t'ont fait trouver grâce devant Dieu. Voici le Néhémie qui doit te relever de tes ruines; son coeur s'est attaché à toi, et il n'aura pas de repos que tu ne sois redevenu une maison prospère abritant les saintes épouses de l'Agneau divin".

Le père Emmanuel sera désigné pour être le père spirituel et temporel de la nouvelle communauté. Pour subvenir aux frais du voyage et aux premières nécessités de l'installation, il tend la main à sa famille et recueille une aumône suffisante pour le voyage. Quant aux besoins de l'installation première, on s'en remet aux soins de la divine Providence.

"Dom Gabriel a eu la délicate attention de leur donner les vases et les ornements sacrés nécessaires au culte divin. On emballe encore quelques livres liturgiques, quelques pauvres hardes et c'est tout. Le départ est fixé au soir du 2 novembre, fête des morts. Cette coïncidence ajoute à la tristesse que l'on éprouve naturellement quand on doit quitter des personnes et des lieux aimés. Mais Dom Gabriel, dans un discours approprié à la circonstance, a bien vite relevé le courage. On se sent désormais à la hauteur du sacrifice". Douze soeurs ont été choisies comme pierres vivantes de la nouvelle fondation: six religieuses de choeur (Très Révérende Mère du Sacré Coeur, prieure; Mère Agnès, sous-prieure; Mère Augustin, présidente; Mère Marie de Jésus, cellérière; Mère Bénédicte, mère maîtresse; Soeur Joséphine, postulante), six religieuses converses (Soeur Raphaël, Soeur Thaïs, Soeur Julienne, Soeur Claire, Soeur Marguerite, novice, Soeur Dorothée, novice). Elles étaient accompagnées du Révérend Père Emmanuel Bernex et du frère Amé, convers.

"Des voitures les transportent à Montélimar. Là, elles prennent le train vers 10 heures de la nuit, et le lendemain soir les voit arriver à Rodez. C'est au couvent de la Providence que l'hospitalité leur est donnée. Le jour suivant, Monseigneur Bourret appelle nos soeurs à l'évêché. Après la messe, il les retint à dîner. Il paraît que sa charité ne put s'exercer à son gré, les convives ne voulant pas faire brèche à leur Règle. Il dut se contenter, comme extra, d'ajouter le café. Lui-même, d'ailleurs, se réserva de le verser dans les tasses. Ce qu'il fit d'une façon aussi originale qu'inattendue. Au lieu de commencer par les plus anciennes, il servit d'abord les plus jeunes, et si copieusement qu'il ne resta rien pour la prieure. Chacune des soeurs aussitôt d'offrir sa tasse à la bonne Mère. 'Non, non, dit l'évêque, qui avait prémédité la chose, une supérieure doit faire double pénitence et s'oublier pour ses filles'. Cette spirituelle leçon acheva de dissiper la mélancolie, s'il en restait encore".